Au fil des ans et des réalisations, l’artiste Yann Kersalé a aussi été forcé de laisser sur la route des projets qui n’ont pas vu le jour, dont des rêves en des lieux insensés…
Des déferlantes marines aux forêts d’ampoules, il n’est jamais question que de courants. Yann Kersalé, dont le nom sonne comme une corne de brume, a toujours vogué sur de bonnes ondes. Breton, il a le goût des embruns et l’amour des pointes de sel. D’ailleurs, ramener son grain de sel, c’est sa spécialité. Au point d’accumuler un trésor, une masse de projets déjantés, peaufinés et pour finir, abandonnés. Tous ensemble, ces rêves avortés composent, telle une accumulation d’épaves, une suite d’installations que le manque de financements, d’audace et de vision ont voué à la décharge. Ces échecs, les voici en armada, tous frappés d’un désir d’expédition au long cours. Nourris de la constante volonté de faire jaillir des faisceaux de lumière sur des sites marqués par l’exception, ils sont disséminés en des lieux où il fut un jour permis d’imaginer l’être humain beaucoup plus grand qu’il ne l’est.
Pour commencer, rai de lumière tranchant l’opacité nocturne : un phare, celui d’Ar-Men, qui fut le décor du roman de Rachilde, La Tour d’amour. C’est là, dans un maelstrom de tempêtes, dans ce grand passage qu’est le raz de Sein, l’une des passes les plus agitées du globe, que Yann Kersalé a composé sa première chorégraphie d’éléments fugaces. Par un renversement des appuis, il s’est imaginé que ce que la mer vivait, un pandémonium de flots agités sur une horizontale, il allait le restituer à la verticale dans un frissonnement d’images. L’idée consistait à capter en vidéo les mouvements de l’océan, puis d’envelopper le phare sur toute sa hauteur d’un filet de leds qui, programmé, restituait, 72 heures durant, ces mêmes mouvements tout au long de sa colonne. Qu’on ne s’y méprenne pas, ce que Yann Kersalé capte, lui le grand manitou des lumières, le fidèle compagnon de Jean Nouvel sur tant et tant de projets, l’homme encore de la mise en lumière des shows de Bashung, Higelin, Nougaro et de tant d’autres choses, ce ne sont pas des vagues et de l’écume de brisants mais des lumières, des halos, des reflets, des aurores et des étincellements.
Hélas, ce qu’a percuté Kersalé, ce ne sont pas des épaves de navire mais les soupçons des fonctionnaires du service des phares et balises qui ont, au sens propre, balisé face à ses attentes. Quand pour finir un fonctionnaire lui a lâché avec chaleur : « Si vous obtenez l’autorisation, ce qui n’est pas encore fait, mais si vous l’obtenez, seriez-vous prêt à repeindre le phare… à vos frais ? » Les frais, Yann les a arrêtés.
Pour se remettre, il a pris l’avion, direction le cap Canaveral en Floride et son complexe de lancement 34, site de béton à l’abandon. Son but ? Disposer 26 projecteurs en périphérie de cette aire de lancement désaffectée pour les animer d’une chorégraphie liée au mouvement… des fourmis, colonisatrices de la dalle. Cette fois, l’expédition s’est perdue dans les sables et les couloirs des muséums, car il a fallu rencontrer des spécialistes sont seulement des satellites et des étoiles mais encore des insectes. Oh ! Tandis que ceux-ci s’inquiétaient de savoir ce que cet hurluberlu « allait faire de leurs fourmis », à Tampa, Yann a connu des hauts, des bas et pour finir un revolver calé au creux des reins quand des soldats de l’US Air Force, propriétaire du secteur désertique, ont coincé son équipe entre deux cactus pour comprendre ce qu’ils faisaient là, à regarder un coup les étoiles, un coup les fourmis. C’était en 1996.
Qu’à cela ne tienne. Yann Kersalé s’est souvenu alors qu’à Porto Rico, le plus grand radiotélescope du monde était en train de rouiller de toutes ses tôles. Cette espèce de passoire géante pleine de trous qui surgit dans un James Bond et qui tombait en ruine, Yann s’est proposé là encore de la transformer en un réceptacle dément de toutes les pulsions interstellaires, de tout le bruit capté par les savants en action du SETI, le Search for Extraterrestrial Intelligence. « Je voulais le transformer en chaudron du diable. » Mais le diable, on le sait, se niche dans les détails et dans le cas précis, les détails étaient légion. « Nous avons dû rencontrer la spécialiste de Vénus à l’université Cornell à la frontière du Canada. On la cherchait, il y avait bien une femme, qui balayait le couloir… c’était elle. »
Bon, cela se passe mal. Alors Yann redescendant de ses étoiles décide de faire le pont. Il porte son dévolu sur celui du Golden Gate de San Fransisco, celui que la brume enserre durant de longues périodes. Repeint en rouge, il voulait cette fois capter le flux des véhicules qui l’empruntent à toute heure et muer ensuite les datas récoltées en faisceaux lumineux qui, de larges, se seraient resserrés pour glisser de l’écarlate au blanc fantomatique. Là encore, cette chorégraphie des flux, cette appétence pour les flots qu’ils soient de fourmis, d’étoiles, de Buick ou de paquets de mer a trouvé des échos. Scientifiques et fonctionnaires d’ambassade s’y sont crus. Pour preuve, le consul de France, émoustillé au sortir d’une réunion, a glissé à l’oreille de Kersalé : « Nous l’avons ! Nous l’avons ! » Un silence, et cet ajout en forme de croc-en-jambe : « Et comment comptez-vous financer tout cela Monsieur Kersalé ? »
La note on s’en doute était salée. Aujourd’hui Yann garde en tête son cimetière de projets. Tous ceux qu’il avait contactés ou rêvé de faire monter dans sa barque, les Erik Orsenna, les Isabelle Autissier, ont misé sur lui. Philosophe, il ajoute : « Christo a attendu plus de vingt ans pour que son Arc de Triomphe soit finalement emballé. J’attendrai moi aussi. » Le hic, c’est que Christo est mort trop tôt pour le voir et que Yann, comme beaucoup d’autres, n’est plus si jeune. Certes, comparé à l’âge des planètes c’est un bambin, mais enfin, osons le dire, il a des fourmis dans les membres.
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